"Contrairement au skieur
ou au surfeur, le skateur ne se fait pas le relais du mythe d’un ailleurs, d’un possible retour à la nature implicite à la quasi-totalité des sports de glisse.
S’il y a communion,
et pourquoi pas après tout,
c’est avec l’asphalte et le béton d’un nouveau paysage souvent décrié."

S

K

Le skateboard est une obsession tenace chez ceux qui ont commencé à le pratiquer dans les toutes premières années de leur adolescence. Aujourd’hui, dans les galeries et les musées, dans les plus grandes manifestations de l’art contemporain, les formes issues de la « culture skate » se multiplient. Et ce que certains pourront voir comme un simple phénomène de mode n’est autre que la conséquence d’une évolution logique : les petits skateurs qui infestaient, il y a vingt ans déjà, les places publiques, ceux qui construisaient des mini-rampes dans le jardin de leurs parents, sont aujourd’hui en âge d’exposer à la Documenta. Le skateboard a façonné le regard de ceux qui le pratiquent. Il a, malgré lui, permis de réévaluer des espaces et des matériaux ordinairement laissés pour compte. Qui, mis à part un artiste tel qu’Edward Rusha, pourrait s’intéresser à un parking vide ?

Je n’ai pas tout de suite réalisé pourquoi certaines œuvres d’art, tels les hermétiques empilements de planches d’Imi Knoebel, me plaisaient au premier coup d’œil. Cette familiarité paradoxale n’était due qu’à la valeur que le skateboard m’avait fait accorder à une belle planche de contreplaqué, qu’à la potentialité d’une pile de contreplaqué appuyée contre un mur. Dans la rue, les palissades que l’on construit pendant la réfection d’une façade ou de la devanture d’un magasin, font toujours mon bonheur. Je les aime parce qu’elles me rappellent la surface lisse d’un skatepark neuf. À l’inverse, je n’ai aucune sympathie pour le vieux contreplaqué à la surface chargée d’échardes, gonflé, humide et mou.

"Au départ, le skateboard est une réponse à l’une des principales questions que pose l’espace urbain aux plus jeunes : comment jouer dans la ville ? L’origine du skateboard est la rencontre entre une trottinette bricolée et une planche de surf. [...] Ces jeunes surfeurs considérent la ville comme un nouvel élément, un terrain de jeu naturel d’une extraordinaire complexité."

RAPHAËL
ZARKA

LA CONJONCTION INTERDITE

A

T

"Selon les figures, le skateur glisse ou fait frotter le bois, le plastique ou le métal sur des supports en bois (un banc) en pierre (un autre banc, une marche...) ou en métal (une rampe d’escalier, une barrière Vauban...). Il combine, examine et tente de maîtriser ces différents types de frottements, de glissements. Il s’agit de comprendre les matériaux et les formes en les soumettant à une expérience physique inédite."
"Les jeux sont innombrables et de multiples espèces: jeux de société, d’adresse, de hasard, jeux de plein air, de patience, de construction, etc. Malgré cette diversité presque infinie et avec une remarquable constance, le mot jeu appelle les mêmes idées d’aisance, de risque ou d’habileté. Surtout, il entraîne immanquablement une atmosphère de délassement ou de divertissement. Il repose et il amuse. Il évoque une activité sans contrainte, mais aussi sans conséquence pour la vie réelle. Il s’oppose au sérieux de celle-ci et se voit ainsi qualifié de frivole. Il s’oppose d’autre part au travail comme le temps perdu au temps bien employé. En effet, le jeu ne produit rien: ni biens ni œuvres. Il est essentiellement stérile. À chaque nouvelle partie, et joueraient-ils toute leur vie, les joueurs se retrouvent à zéro et dans les mêmes conditions qu’au premier début."
"La ville est imprégnée d’idées, de culture, de mémoire, d’échanges financiers, d’informations et d’idéologies. Spontanément, les skateurs suspendent le pouvoir implicite mais présent dans chaque bâtiment, espace, objet du mobilier urbain, ils renvoient la ville à son essence, un jeu de matériaux mis en formes."

LE JEU COMME ACTIVITÉ

E

B

Le jeu est défini par Caillois comme une activité à la fois libre, séparée, incertaine, improductive, réglée ou fictive (les deux derniers termes étant presque exclusifs l’un de l’autre). C’est avant tout un divertissement, celui qui joue est forcément libre de jouer ou pas. Un jeu obligatoire n’est plus vécu comme jeu, en ce sens vivre n’est pas jouer. Le jeu est une activité séparée, c’est-à-dire « circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à l’avance 1 ». Que l’on se mesure aux autres ou à soi-même, l’issue du jeu reste toujours incertaine ; jouer c’est s’en remettre au hasard. Le jeu est improductif, il diffère ainsi de l’activité professionnelle. Le joueur rémunéré (sportif, acteur ou autre) ne joue plus, il travaille ; ce qui ne change pas pour autant la nature du jeu. Réglé, le jeu est soumis à «des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte ». Fictif, il peut s’accompagner de la conscience d’une réalité parallèle à la vie courante, voire d’une irréalité totale.Bien qu’il existe aujourd’hui de nombreux espaces divers prévus à son effet, le skateboard est avant tout une pratique urbaine. Plus précisément c’est une pratique «de l’urbain», dans le sens où le terrain est véritablement la ville, ou du moins un montage parmi la diversité de ses matières et de ses formes. À l’inverse, la danse hip-hop (un exemple de jeu urbain parmi d’autres) ne fait que décloisonner l’espace réservé à l’entraînement du danseur ainsi qu’à la représentation de la danse.
"Roger Caillois classifie le jeu en quatre grandes catégories : la compétition (agôn), la chance (alea), le simulacre (mimicry)et le vertige (ilinx). Les manières de jouer se situent selonlui entre deux pôles antagonistes: la pulsion originaire (paidia)et la règle toute-puissante (ludus)."

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A

"À mon avis, le skateur ne profite du frisson que rétrospectivement, quand la position inconfortable (qu’il a recherchée) a été dépassée.
Il ne peut jouir du vertige que par la maîtrise du frisson.
Caillois dirait certainement qu’il l’annule, je ne pense pas. Au contraire, chaque frisson
« annulé » est en même temps la gageure d’un autre à venir, plus vertigineux encore."
Ses adeptes recherchent dans l’espace public les surfaces, les revêtements les plus lisses (le marbre, le granite…), avec ou sans passage, couvert ou chauffé selon la saison. Bien qu’il délaisse de nombreux aspects de la ville, le skateur se limite rarement à une surface. Il utilise autant le mobilier urbain (bancs, poubelles, bornes d’incendie…) que l’architecture (surfaces planes ou courbes, marches, margelles…). Il vit et pratique la ville différemment du passant ou même du flâneur. Le skate repousse toujours plus loin les frontières du praticable, il dynamise et déstabilise les formes et les objets faits pour le repos ou le confort (les bancs, les marches, les rampes d’escaliers…). Ce n’est pas un jeu qui se répand au-delà du terrain (comme le foot de rue par exemple) ni une activité dont on a inséré le terrain au cœur de la ville (terrain de basket sous le métro).
"Les espaces du jeu sont, classiquement, séparés des espaces de la vie. Il n’y a que les enfants qui jouent dans l’espace de la vie même. Ils le transforment fictivement ou le détournent en inventant des règles arbitraires. Chez l’adulte, le gouffre entre le monde du jeu et celui de la vie est bien réel. La vie de l’adulte responsable est une suite d’événements auxquels il faut faire face ou qu’il faut prendre la peine d’éviter, que cela plaise ou non."
"FINALEMENT, POUR JOUER DANS LA RUE, LES ADOLESCENTS ET LES JEUNES ADULTES SKATEURS ONT PRESQUE RECOURS AUX MÊMES TECHNIQUES QUE LES ENFANTS."
" LE SKATEBOARD PARTAGE SON TERRAIN DE JEU AVEC CEUX QUI NE JOUENT PAS, C’EST LÀ VÉRITABLEMENT SA PREMIÈRE GRANDE CARACTÉRISTIQUE. "

R

D

"Le skateboard, que l’on avait baptisé alors sidewalk surfboard (la planche à surfer les trottoirs), est l’alternative à une journée sans vague. Ces jeunes surfeurs considèrent la ville comme un nouvel élément, un terrain de jeu naturel d’une extraordinaire complexité."